Être seul, par Pascal Bacqué

Rembrandt,La-lutte-de-Jacob-et-de-l'Ange-(17e)---Jacob avait promis à son frère, en décrivant la bekhora, le droit d’aînesse: «kama mitot ve-onshim teluim bah»; «Combien de morts et de châtiments s’y suspendent!»; bekhora comme regard porté, fixement, intensément, sérieusement, sur la mort. Le moment vint, en effet, pour le voleur du droit d’aînesse.

Il n’est pas question de saut en élastique. Il est question de l’épreuve subjective, affrontée (par-delà l’apparence de fantasmes – les versets sont ô combien ambigus, quand ils semblent jauger les deux figures d’Esaü et de son puîné) par Jacob, qui au bout de ses décennies d’épreuves matrimoniales, familiales et tactiques, avec le redoutable Laban, voit la grande question de sa vie sur le point de se conclure – la relation avec son jumeau, l’épreuve mortelle d’une fraternité terrible, dans la famille la plus singulière du monde.

Angoisse de mort, nous dit le verset, et pourtant Jacob resta seul: vayivater Yaakov levado («Jacob resta seul»), vayeaveq ich ‘imo («et un homme lutta avec lui») dont les richonim pour leur plupart disent qu’il était le saro chel esav – le principe, «l’ange» d’Esaü – à l’exception de Rabenû Ba’hia qui, lui, entend qu’il s’agissait de Gavriel, qui est le nom du sekhel ha-poel, de l’Intellect agent des philosophes; Maïmonide, d’ailleurs, établit que les Intelligences séparées sont désignées du nom de Ich.

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« Il rira », par Pascal Bacqué

Abraham_parlant_à_Isaac

L’étude, comme le Diable dit-on, gît dans les détails. Mais le second, défaisant à partir d’un grain de sable, ou d’un fil, conduit à la ruine, la mort et la putréfaction. La première, à partir d’un détail, fait vibrer plus de lumière que les trompettes de la rhétorique, annonçant l’enflure hugolienne ou la pose philosophante, n’en ont jamais rêvé. Faisons le pari du premier pas, ou l’inverse ; mais qu’au moins, nous n’acceptions de nous arrêter que si la promenade nous a montré un monde parfait. Méphistophélès n’a aucun goût pour ce genre de perfection.

La paracha (péricope) de Vayera (« Il apparut ») voit la récurrence singulière d’un terme, déjà annoncé à la fin de la section précédente (« Lekh lekha ») ; sous des flexions et des schèmes différents, certes ; mais la racine reste la même : צ-ח-ק.
La signification la plus régulière de cette racine est le rire.
Ainsi, au début de cette paracha, au moment où les anges lui annoncent la naissance d’un fils, alors qu’elle a 90 ans et que son mari Abraham en a 100 :
– Vatitshaq Sarah be-qirba : Sarah rit « en son sein ».
– Lama tsahaqa Sarah : Pourquoi (demande D.) Sarah rit-elle ?
– Lo tsahaqti : « Je n’ai pas ri. »
– Ken, ki tsahaqt’ : « Si, tu as ri. »

Puis, plus loin, à la naissance d’Isaac :
– Vayiqra êt beno, etc. Itshaq : « Il (Abraham) appela son fils Isaac (littéralement : il rira.)
– Tshoq ‘asa li eloqim kol ha-chomea itsahaq li : « C’est un rire – Rachi : de joie – que me (Sarah) fit D. ; quiconque entendra rira – Rachi : se réjouira – pour moi. »

Aussitôt après, Sarah voit le fils de la servante, Ichmaël, metsaheq : s’amusant (schème du Piel, nuance intensive) ; Rachi y propose soit le meurtre, soit le dérèglement sexuel, soit l’idolâtrie.

Enfin, quand Loth annonce à ses gendres, entre ces deux récits, la destruction imminente de Sodome, et la nécessité de fuir, il leur apparaît ki-metsaheq : on traduit, d’ordinaire, « comme un bouffon ».

En amont, dans Lekh lekha, Abraham apprend de Dieu la naissance du fils que va lui donner Sarah ; avant de sonder, de façon bouleversante, le destin d’Ichmaël, il tombe sur la face, et rit (vayitshaq); Dieu, contrairement à Sarah, ne le lui reproche pas ; il ajoute, en revanche, seul cas dans la Torah, qu’il nommera son fils Itshaq. La nomination, chez les patriarches, survient en général d’une déclaration de type prophétique dans la bouche de la femme ; cette déclaration survient bien chez Sarah, mais le nom a déjà été décidé bien avant qu’elle commente ; sa traduction du nom de son fils ne l’origine pas, mais le poursuit.

Rire, crime, ou bouffonnerie – et nom du second, et du plus mystérieux des patriarches.
– Pourquoi le rire est-il reproché à Sarah, quand il ne l’est pas à Abraham ?
– Que signifie cette fréquence et cette variation si large de la racine, dans ce contexte ?
– Que signifie le nom d’Itshaq – quand cet homme, qui n’aura pas subi les tribulations de son père et de son fils, semblera si identique, si l’on peut dire, à son essence ?

Pour la première question, Nahmanide nous apporte une réponse fort suggestive : « elle a ri dans son sein ; le rire du cœur est moquerie, quand le rire de la bouche est joie. » Et de citer, à l’appui, le verset des Psaumes : « az yimale ‘shoq pinu », alors notre bouche s’emplira de joie ; quand, au contraire, on apprend que D. rira (se moquera) de ses créatures, toujours à partir des Psaumes.

Première tentative de définition : le rire, dont on comprend que la notion en hébreu doit s’étendre, est une dé-charge, c’est bien connu. Décharge, dira un esprit léger, de la tension excessive qui se libère dans le rire. Plus sérieusement, et plus empiriquement, dé-charge, à l’instant du rire, de ce qu’on pourrait appeler le flux des pensées, ou, sans nulle référence à Joyce, le courant de la conscience. Le rire, puissante décharge, coupe le courant des pensées, opère et traduit à la fois cette rupture – surprise, « prise de l’esprit par le dessus » de l’événement, du mot, du geste qui survient.

Sarah est surprise, mais rit en son cœur ; Abraham est surpris, mais rit entre ses lèvres. L’intuition prophétique renverse le second, que son incirconcision ne peut laisser debout en présence de l’Influx (Nahmanide) ; sa bouche s’emplit de ts’hoq, de ce rire où s’infuse de la joie. Qu’est-ce à dire ? Que son courant de conscience, rétabli, que sa charge de conscience, restaurée, découvrent une lumière qui baigne ses pensées, pourrait-on dire, et dont le rire se révèle avoir été le signe originel. Rire lumineux – rire dans la bouche, tout près de la parole, tout près de se dire, sinon qu’il n’a pas de mots – du moins pas encore.
Rire qui, donc, opère à la fois l’excession de l’intelligence et son rétablissement – son yichouv ; rire qui ébranle et rassoit l’intelligence – plus loin.

Au contraire, Sarah rit en son cœur ; rit en dedans – loin de la bouche ; rit dans l’espace des affects ; rit dans l’espace de l’imagination ; rit dans l’espace de la confusion. Oui, Sarah rit loin de son intelligence ; ce qui signifie qu’elle est plus loin d’intelliger cette nouvelle qu’Abraham ; que chez elle, l’ébranlement, affectif, matériel comme les sentiments et confus comme l’imaginaire, ne peut se conclure en intellection. Et pour cause, puisque la nouvelle, nullement une annonciation, ne lui vient pas d’un ange – dira Nahmanide. Elle ne saura pas que les trois hommes sont des anges. Elle lui vient, en définitive, de son mari. Sa dénégation n’a rien de blasphématoire : elle ne nie avoir ri que par crainte de son époux (ibid.)

Faisons un pas : pourquoi une extrapolation, décidée par Dieu, du rire d’Abraham au nom de son fils ? Pourquoi hypostasier le rire d’Abraham, jusqu’à en faire un nom-d’essence pour Itshaq ?

La réponse est aisée : il ne se passe, fondamentalement, qu’une chose dans la vie d’Itshaq ; je veux dire que la vie d’Itshaq accomplit et prolonge, dans une rémanence plus rémanente que toute rémanence, un seul événement, la ligature – la ‘aqeda.

Its’haq, où le vav renversif a été ôté (va-yits’haq > yits’haq), transmue la réaction d’Abraham en annonce, indéfinie, infinie, infiniment rémanente. Il se réjouira. Qui ? Abraham ? Dieu ? Peu importe. C’est identique, en ce point précis.

La aqeda : ultime épreuve d’Abraham ; beaucoup plus : l’invention, en puissance, de l’être juif. On le sait : Abraham, au point ultime de son intelligence, parvient à comprendre, parvient, au plus loin de tout dogme, et à rebours, précisément, de toute idolâtrie dont c’est le dogme absolu (à moins qu’on veuille conclure, plus hardiment, mais tout aussi vérace, que toute idolâtrie est dogmatique et que tout dogme est idolâtre), que Dieu ne veut pas la mort des fils de la main du père. C’est là, jusqu’à l’épisode de la aqeda, la culmination de l’intelligence abrahamique. Dieu, alors, frappe : « Prends ton fils, ton unique, que tu aimes, Itsbhaq, et élève-le en holocauste. » Dieu frappe l’intelligence d’Abraham en son plus haut point.

Sublime réaction abrahamique, dont l’intelligence prophétique est si peu bil’amique, si peu rimbaldienne, pour dire plus moderne, que nulle explosion intérieure ne survient ; nulle révolte ; nulle folie ; nul désespoir. Ni Rimbaud, ni Hölderlin ; ni Baudelaire. Ce qui lui vient du dehors, plutôt du dessus, car telle est la prophétie, dans l’esprit, au plus intime de lui-même, ne l’invite à nul soupçon ; il ne se croit ni névrosé, ni maniaco-dépressif. Il se sait en attente d’intellection de ce qui le déborde ; il sait qu’il intelligera ; et que ce qu’il intellige maintenant, pour être le contraire même de son plus haut point de vérité, sera une vérité qui ne renversera pas la vérité, mais l’élèvera.
Attente, chez Abraham, de cet bascule de son zénith vers un zénith plus haut.
Cela s’appelle la confiance.
Car là est la seule signification de la confiance, emouna, qu’on nommerait volontiers la foi s’il n’y avait pas…
La foi n’est pas autre chose que la certitude que l’ébranlement sera suivi de rétablissement, en un point plus élevé, de l’intelligence. La foi ne regarde, évidemment, que l’intelligence. La foi n’est pas une obédience à l’ébranlement comme tel, mais une attente, dans l’ébranlement, de l’intellection. La foi chrétienne vise une chute dans l’infini ; la foi abrahamique vise un rétablissement sur le fil.

Acte fondateur de l’être juif, qui est, dit le Talmud, la même chose que la aqeda : la parole des Bne-Israël qui réagissent, sous le Sinaï, à la première lecture de Moïse ; « Naase ve-nichma ». « Nous ferons (ébranlement) et nous entendrons » (yichouv, rétablissement de l’intelligence, en un point plus élevé.)
Ni ici, ni là, un acte religieux. Au contraire, là où tout religieux eût éprouvé les transports idolâtriques de sa fusion avec le gouffre de la foi, Abraham, ou le Ben Israël du Sinaï vivent, anxieux, la certitude attentive (qui ne dépend que d’eux, de leur extrême attention) de leur rétablissement. La foi est trop anxieuse pour être extatique, pour être religieuse : elle appelle un redoublement de présence intellectuelle à préparer pour l’instant où elle sera possible.

Elle survient – Itshaq. Tout autant, car c’est la même chose, l’homme Itshaq, que ce rire dans la bouche, ce rire plus-que-parole ; Its’haq est ce rétablissement. Incroyable destinée de l’homme le plus taiseux du monde ; son existence même traduit la victoire définitive sur l’idolâtrie, c’est-à-dire sur le dogmatisme, c’est-à-dire sur la suspension de l’intelligence en présence de son excession ; l’excession a tourné en ts’hoq – en joie d’une intellection nouvelle, par quoi il a rejoint le nom de son essence, et l’essence de son nom.

Dès lors, que signifie le ts’hoq d’Ichmael, le quasi-ts’hoq de Loth ; l’ultra-rire (le Piel a une nuance intensive) d’Ichmael, et le simili-rire de Loth ?

Seulement ceci : deux modalités de la chute par-delà l’ébranlement, chute causée par l’ébranlement, chute, finalement, fusionnée avec l’ébranlement :
– L’ubris, chez Ichmaël ; l’ébranlement que ne suit nul retour à la raison, mais qui ne s’équilibre que d’une fuite en avant vers la violence (on note, en passant, que cette posture n’est pas « ésavique ».)
– La caricature, chez Loth ; la posture ébranlée n’est pas l’ébranlement ; l’agitation religieuse n’est pas le dépassement de la raison, terminée par plus-de-raison.

Qu’on me pardonne, car c’est là que je veux terminer : trop souvent, Loth suffit au Juif. La posture, la gesticulation de l’ébranlement, la gesticulation de la foi suffisent – et le simili-cuir, simili-rire de l’étude, loin d’être rétablissement de l’intelligence, n’en est que la confusion prolongée.

Car c’est maintenant, je crois bien, que l’enjeu devient criant, hurlant, même : ou bien le Juif s’engage, ainsi qu’il l’a fait au Sinaï, ainsi qu’Abraham l’avait fait sur le mont Moria, à l’intelligence et à elle seule, plus loin qu’elle-même, dans la Torah ; alors, il est abrahamique, il est messianique, et c’est une seule et même chose.
Ou bien le Juif se suffit du naase, de l’ébranlement ; et si son état ne le conduit pas dans les parages d’Ichmaël, c’est seulement par un effet de la bonté de son essence, qui ne tolèrera pas que son esprit bascule dans l’Ubris – son corps, comme les ailes d’aigle du verset de l’Exode, la subira bien plutôt…

Ou bien le Juif fait de la foi l’événement de l’intelligence, et cela seul ; alors il est conforme à son être, et son être le lui rendra. Alors il sauve le monde du philosophique, de la rencontre consternée, et certaine, de la limite tragique de l’esprit.

Ou la foi « enreligieuse » le Juif.
Eh bien c’en est fait de lui.

Un mot pour Sarah – elle est morte du récit de la Aqeda.
L’intelligence ne l’a pas sauvée, parce qu’elle avait ri en son cœur.

Il vivra d’un rire ; il rira de vivre, et n’y trouvera nulle moquerie, car il rira dans sa bouche ; il rivera son vivre à son rire – et revivra, et rira à nouveau.

Il rira.

Et vivre, qui est penser, n’aura pas de fin.

Pascal Bacqué

Qui les façonne en un : Roch Hachana

On pourrait considérer Roch Hachana comme une fiction, pour une raison métaphysique essentielle : Dieu, l’idée que nous devons nous efforcer de nous faire de lui, n’est pas dans le temps, pas plus qu’il n’est dans l’espace, puisqu’il leur est à tous deux transcendant. Or, hormis la charmante aventure folklorique de la pomme trempée dans le miel, et les appels communautaires à la douceur, qu’on pourra juger plaisants, on doit savoir que ce jour du Chofar est le jour du din, du passage en jugement – tous les allants en monde, en ce jour, passent devant son trône comme un troupeau, comme il est écrit : « Celui qui fait un leur cœur, celui-là connaît tous leurs actes.

Comme toujours dans la vie juive, il importe de démétaphoriser, sans quoi rien, sinon l’effusion religieuse, ne se produit – mieux vaut qu’elle ne se produise pas.

Dire que Dieu nous juge ce jour, puisque ce jour, comme tel, n’est pas un jour, successif comme tous les jours, pour Dieu, c’est parce que ce jour présente quelque chose, pour nous, pour qui il est un jour successif, de singulier. Quid ?

Proposons ceci : il importe, en ce jour, de produire une méditation sur le temps, et sur sa conséquence sur le sujet qui s’y inscrit. Le temps, successif, est producteur de multiple ; les instants, découpés, paradent toujours, parade sauvage dont seul Il a la clé, dans leur irréductible hétérogénéité, dans leur incontestable différance. Être un sujet dans le temps, c’est donc subir, ou agir, peu importe, une extraordinaire tension vers le multiple.

Mais à y réfléchir, le temps n’est pas seulement producteur de multiple ; il est aussi, à la condition du dépassement de son caractère d’artefact, de donnée de la culture, par-delà, donc, la culture qui l’instaure et le brode, voire le décore, une puissance unifiante. L’année unifie les mois et les jours qui la composent ; – les subsume – ; dès lors, dès l’imagination, et bien avant que la raison s’en empare, constater le passage d’un an accomplit, dans les idées confuses qui nous baignent, le geste d’unifier.

L’acte requis par Roch Hachana est celui de se faire un, de se vivre effectivement (et non pas dans un acte de foi, ainsi que nous faisons toujours quand nous disons « je ») comme un, de faire l’épreuve de cette subsomption de ses états multiples sous l’Un qu’il nous faut penser – épreuve intérieure, aidée par le son du chofar – animal ou déchirant, selon qu’on se retrouve, uni, en un homme ou un animal – je m’explique plus loin.

De l’un survient au passage de l’an.

Ce décasyllabe est ma proposition synthétique pour entendre Roch Hachana.

Mais il est dit plus encore : à l’épreuve du passage de l’année, et de cet ébranlement intime que suggèrent le passage de l’an et l’unité de l’année morte – de l’Un certes se produit, mais tout l’Un n’est pas singularisant. Au contraire : « celui qui fait un leurs cœurs, connaît toutes leurs actions » – cet Un-ci, c’est l’Unité même de la foule humaine, c’est l’absence radicale de toute singularité dans aucune des passions humaines ; toutes semblables, troupeau des hommes.

Unité dissolvante, unité annihilante – être-pour-la-mort.

Ou bien être singulier – Un, seul. Unité vivifiante, au-delà de soi. Non plus une unité subsomptive, mais une unité assomptive. Non plus se retrouver, finalement, un avec tous les autres ; mais se faire, ultimement, un, malgré tous les autres.

C’est peut-être cela que le balancement de la justice, c’est peut-être cela que le jugement qui s’opère – plus haut que nous, et donc plus haut que nos imaginations ; une vraie balance qui oscille entre l’Un et l’autre Un – image qu’il importe peut-être de substituer à la fausse douceur, autant qu’aux tremblements dévots des moutons à l’abattoir – que nous ne prenons sur nous de jouer que parce que nous ne savons pas prendre le Talmud au sérieux.